L’art « si généreux » de Gustave Charpentier : engagement social, idéaux socialistes et musique sous la Troisième République

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La BnF accueille tous les ans des chercheurs associés qui conduisent un travail au plus près de ses collections. Clément Noël présente ses recherches menées au département de la Musique sur Les Fonds Gustave Charpentier de la BnF : pré-inventaire des fonds.

En novembre 1912, la revue libertaire Les Hommes du Jour célèbre le compositeur Gustave Charpentier, nouvellement élu à l’Académie des Beaux-Arts. L’article fait l’éloge d’un « artiste sincère et libre », exerçant un artwork « si généreux et si largement ouvert », le classant à part de ses contemporains, jugés hors de leur temps et « étrangers à l’humain1 ». À la fin du XIXe siècle, nombreux sont en effet les artistes et théoriciens qui réfléchissent à la nature de l’art. Inspirés par les idéaux de la Révolution, par les écrits sur l’artwork de Wagner ou de Tolstoï, certains se prononcent en faveur d’un art pour tous, en opposition à un artwork pour l’artwork, jugé trop aristocratique et « vieux jeu », mais aussi à un artwork purement business, jugé abêtissant et trop peu savant (désignant ainsi la plupart des cafés-concerts). Il ne s’agit pas véritablement d’un mouvement, ni d’un courant, on peut peut-être le définir comme un second dans l’histoire des idées2. À l’époque, il se définit comme un artwork ayant pour principaux features son utilité et sa modernité.

Une « nébuleuse réformatrice3 » se met en place, autour de quelques hommes comme Zola, son gendre Maurice Le Blond, Saint-Georges de Bouhélier, Maurice Pottecher, Romain Rolland, …, members réguliers à des revues comme la Revue naturiste ou la Revue d’art dramatique. Le moment est perceptible dans tous les arts : dans les arts décoratifs avec l’art nouveau inspiré de William Morris, la peinture avec Camille Pissarro, la littérature avec les naturalistes guidés par Zola ou le mouvement naturiste de Saint-Georges de Bouhélier. Toutes ces tentatives cherchent à « inventer une société plus juste, où chacun aurait accès à la tradition, à la beauté, à l’harmonie, aussi bien dans l’intimité que sur la place publique4 ». Cette dynamique s’appuie sur le mouvement des Universités Populaires et est encouragée par la loi sur les associations de 1901 dans un contexte où la Troisième République se stabilise. Un ensemble d’organisations naissent alors : L’artwork pour tous (1901), le Nouveau Paris ou la Société Internationale d’Artwork Populaire et d’Hygiène (1903).

Il est indispensable d’introduire ici un point sur la terminologie. Sous la Troisième République, les termes « artiste engagé », « engagement social » ne sont pas employés, les notions qui s’en rapprochent sont celles d’artwork social, d’art populaire, d’art pour tous, de droit à la beauté, de progrès ou de vérité dans l’artwork… Neil McWilliam, Catherine Méneux et Julie Ramos ont proposé en 2014 un riche travail sur l’ « art social » qui englobe toutes ces notions, mais il n’existe à ce jour encore aucune étude d’ensemble de ces termes et concepts souvent polysémiques. Quel terme étant donc employé par Gustave Charpentier ? Dans de nombreux écrits il utilise le terme d’artwork populaire, et en appelle à la création d’un théâtre du peuple, rejoignant en cela les appels de son ami et rapporteur du finances des Beaux-Arts Charles-Maurice Couÿba en 1902 : « Une œuvre dont la création s’impose dans notre démocratie, c’est le théâtre du peuple, c’est le peuple, c’est la masse des contribuables qui offre aujourd’hui à l’État et aux courses dirigeantes le luxe de subventions artistiques, et c’est le peuple de Paris et de la province qui profite le moins des bénéfices intellectuels et artistiques de ces subventions5. »

Quelle est la state of affairs pour la musique ?

La musique n’est pas écartée de ces riches débats, dans un double contexte qui renouvelle profondément le regard porté sur cet artwork. En effet, depuis le milieu du XIXe siècle, le métier de musicien est en profonde mutation, et les républicains insistent sur le rôle social et politique que doit jouer la musique, inspirés par les idées rousseauistes autour des grandes fêtes nationales.

  • Un moment nouveau pour les musiciens. Une query importante est discutée à cette époque dans les milieux musicaux : « Les musiciens sont-ils des travailleurs comme les autres ? ». Hormis pour les musiciens membres d’orchestres institutionnalisés, le métier de musicien reste un métier précaire, notamment dans les cafés-concerts alors en plein essor. Les premières tentatives d’associations professionnelles ont lieu au milieu du XIXe siècle (notamment celle du baron Taylor), mais ne durent que peu de temps, limitées notamment par l’absence de statut juridique pour l’artiste avant 1875 (sauf s’il appartient à une institution dépendant de l’État). La loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui autorise les syndicats facilite de nouvelles tentatives, ainsi que la naissance de la bourse du Travail à Paris (1886) et de la Confédération Générale du Travail (1895).
  • Une musique politisée. La musique n’a jamais été aussi politique que sous la Troisième République6. Les querelles, notamment autour de la query de l’enseignement entre la Schola Cantorum et le Conservatoire cachent des enjeux politiques entre républicains et conservateurs. Si tous les compositeurs ne sont pas politisés, certains sont très influencés par leurs convictions politiques (ou en tout cas leur œuvre est indissociable de leurs « valeurs ») : d’Indy et sa proximité avec l’Action Française, Bruneau et Charpentier sont proches des socialistes/républicains. Comme l’exprime Joël-Marie Fauquet, « pour Bruneau tout comme Charpentier la vérité au théâtre étant de calquer la vie, l’art se confond avec l’motion7 ».

Charpentier et son œuvre sociale.

Charpentier incarne le parcours idéal de la méritocratie prônée par les Républicains. Il naît en Moselle en 1860, la famille quitte la Lorraine à la suite de la défaite française de 1871, et s’installe à Tourcoing. Il rejoint le Conservatoire de Lille puis de Paris, et la municipalité de Tourcoing lui offre une bourse pour lui permettre la poursuite de ses études. Élève de Massenet, il obtient en 1887 le prix de Rome. Il sera tiraillé sa vie durant entre le désir de réussir une carrière académique et le milieu bohémien plus libre de Montmartre où il habitera toute sa vie. Il ne fait pas partie de la nomenklatura8, mais n’est pas non plus en marge ou exclus du système.

Lorsque son opéra Louise est présenté à l’Opéra-Comique dans le contexte de l’Exposition universelle de 1900, le succès est immédiat. Cet opéra mettant en scène une ouvrière amoureuse d’un poète à Paris tombe à pic pour les Républicains qui cherchent à reconquérir le domaine de la musique en projetant une vision constructive républicaine de l’identité politique et culturelle française. Charpentier est rapidement décoré de la légion d’honneur, devient en quelque sorte un compositeur républicain, comme le montre Jane Fulcher dans son article de 1992. « Louise devient ainsi une cible politique et esthétique [pour les opposants à la République], perçue comme emblématique du dogmatisme républicain et de sa naïveté9 ». Charpentier profite néanmoins de ce succès et de la reconnaissance qu’il en tire pour réaliser une vaste œuvre sociale, en s’appuyant d’ailleurs à chaque fois sur la Bourse de Travail, lieu de réunion et de rencontre pour Charpentier10. Une oeuvre à plusieurs volets ici décrits chronologiquement :

  • Autour des fêtes civiles et des spectacles de plein air, inspiré des idées de Michelet et de Rousseau : un spectacle de plein air hybride qui voyage à travers la France républicaine dès 1987, le Couronnement de la Muse11.
  • Dans le domaine de la pédagogie, de l’art pour tous : éphémère projet d’un Collège d’Esthétique Moderne à Montmartre (1901) de Maurice Le Blond ayant pour but « de répandre l’idée de beauté dans la vie moderne12 », présidé par Zola ; invitation des couturières parisiennes au spectacle Louise puis ouverture du Conservatoire de Mimi Pinson qui offre une éducation artistique aux ouvrières parisiennes dès 1902.
Oeuvre Mimi Pinson, la danse, 20-2-1910 [cours de danse accompagné au piano] : [photographie de presse] / [Agence Rol],
Oeuvre Mimi Pinson, la danse, 20-2-1910 [cours de danse accompagné au piano] : [photographie de presse] / [Agence Rol], https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53110712r
  • Il incarne également une autorité morale et un soutien de premier plan pour les musiciens en practice de se syndiquer : il est avec Bruneau l’un des présidents d’honneur du premier syndicat des musiciens de Paris fondé en 1901 – suivi par la fédération des artistes musiciens. Il prend régulièrement la parole dans les premières assemblées générales. En 1927, il participe à la fondation de l’Œuvre des Vieux Musiciens .

Si certaines initiatives ne sont pas nouvelles et inspirées par d’autres initiatives antérieures qu’a connues Charpentier comme le mouvement orphéonique dans le Nord ou encore les live shows populaires à l’hippodrome de Lille, l’action de Charpentier surprend par le giant spectre qu’elle occupe. Ses contemporains et amis décrivent son engagement comme un véritable apostolat social. Un article du Figaro en octobre 1901 interroge le compositeur sur ses idées et sa doctrine. Il se réjouit de « la conquête du drame lyrique par les idées philosophiques et sociales » et critique même la trop forte présence de l’artwork « officiel et aristocratique » durant l’Exposition universelle de 1900. « Mentant à ses origines, partout l’artwork musical se proclame aristocratique. Et pourtant, comme l’amour, comme le soleil, il devrait être le luxe des pauvres. On devrait aller au théâtre comme on va à la messe, sans qu’il en coûte davantage. Pourquoi le théâtre ne serait-il pas gratuit ?13»

Son programme semble ainsi se rapprocher des idées portées par Michelet dans le contexte de la Révolution de 1848, et plus particulièrement deux elements : la vision romantique de la culture populaire (la seule à être créatrice et vivante) ; et la « légende populaire doit renouveler le théâtre » (cours de 1848 sur le théâtre comme forme la plus efficace d’éducation nationale). Ces deux visions de Michelet sont réalisées par Charpentier avec le Conservatoire Mimi Pinson (un conservatoire non professionnalisant, avec des méthodes pédagogiques simples), et avec son spectacle le Couronnement de la Muse, voulu édifiant et voyageant à travers la France républicaine, auquel il ajoute une motion contre la précarité des musiciens (syndicat mais aussi œuvre de charité pour les retraités).

Pour reprendre le idea forgé par Madeleine Rebérioux, nous pouvons ainsi décrire l’action de Charpentier comme une véritable « intervention culturelle militante14 » dans un contexte où certains militants, ouvriers ou non, « se trouvent confrontés à la pauvreté de la production littéraire, artistique et scientifique mise à la disposition des couches populaires, urbaines en particuliers, et aux conséquences qui s’en résultent ». L’élection de Charpentier à l’Académie des Beaux-Arts en 1912 est un moment symptomatique des tensions idéologiques présentes au sein du milieu musical de l’époque. Saint-Saëns et Charpentier se sont opposés en octobre 1902, lorsque ce dernier a convaincu les musiciens de la nécessité d’une grève générale. Saint-Saëns est, lui, partisan du syndicat jaune qui refuse le recours à la grève.

L’histoire de l’élection de 1912 est décrite par André Messager, lui-aussi candidat au fauteuil de Massenet, dans une lettre à Madame de Saint-Marceaux : « Je suis très embêté. Ça allait à merveille pour moi à l’Institut, lorsque samedi dernier Saint-Saëns a tout compromis et ameuté toutes les sections contre lui en faisant exclure Charpentier de la liste de la part de musique15

Gustave Charpentier, Les hommes du jour, 2 novembre 1912, n° 250.
Gustave Charpentier, Les hommes du jour, 2 novembre 1912, n° 250. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65488972

Charpentier est au remaining élu par les autres sections, et la revue Les hommes du jour parle du combat gagné par les principes défendus par le compositeur sur « l’art aristocratique et un peu fermé de M. Saint-Saëns ». C’est en tout cas une reconnaissance officielle, automotive comme l’écrit Myriam Chimènes, « les musiciens membres […] semblent seuls à avoir une légitimité vis-à-vis du pouvoir politique, à être reconnus dignes de s’inscrire dans la mémoire de l’État ». Cette reconnaissance ainsi que l’attention et le soutien des républicains aux différents volets de l’œuvre sociale créée par Charpentier démontrent l’importance politique gagnée par la musique sous la Troisième République. Elle a un vrai rôle d’« utilité publique16 » et contribue à la formation d’une identité nationale républicaine.

  1. Les Hommes du Jour, 2 novembre 1912, p. 2.
  2. MCWILLIAM, Neil ; MÉNEUX, Catherine ; RAMOS, Julie (dir.), L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre : Anthologie de textes sources, Paris : Publications de l’Institut national d’histoire de l’art, 2014.
  3. TOPALOV, Christian (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris : Editions de l’EHESS, 1999.
  4. BERTRAND DORLÉAC, Laurence, Introduction du Séminaire Arts & Sociétés, url : <https://www.sciencespo.fr/artsetsocietes/fr/archives/2525>/
  5. COUYBA, Charles-Maurice, L’Art et la Démocratie : les écoles, les théâtres, les manufactures, les musées, les monuments, Paris : Flammarion, 1902, p. 140.
  6. FULCHER, Jane, French Cultural Politics and Music from the Dreyfus Affair to the First World Struggle, Oxford : Oxford College Press, 1999.
  7. FAUQUET Joël-Marie, « Les débuts du syndicalisme en France. L’art et l’action », dans DUFOURT, H. ; FAUQUET, J.-M., La Musique : du théorique au politique, Paris : Klincksieck, 1990, p. 228.
  8. CHIMÈNES, Myriam, « La Nomenklatura musicale en France sous la IIIe République. Les compositeurs membres de l’Académie des Beaux-Arts », dans : DUFOURT, H. ; FAUQUET, J.-M., (dir.), Musique et médiations : le métier, l’instrument, l’oreille, Paris : Klincksieck, 1994, p. 111-145.
  9. FULCHER, Jane, “Charpentier’s Operatic « Roman Musical »”, 19th-Century Music, Autumn, 1992, vol.16, n° 2, p.177.
  10. MERCIER, Lucien, Les universités populaires : 1899-1914, Paris : Les Éditions ouvrières, 1986.
  11. Le Couronnement de la Muse n’a pas fait l’objet de nombreuses publications : POMFRET, David, « “A Muse for the Plenty” : Gender, Age and Nation in France, Fin de Siècle », The American Historical Assessment, vol. 109, n° 5, 2004, p. 1439-1474 ; NICCOLAI, Michela, « Entre la redécouverte des danses anciennes et les spectacles révolutionnaires : Le Couronnement de la Muse de Gustave Charpentier », dans : BRANGER, J.-C. (dir.), Musique et chorégraphie en France de Léo Delibes à Florent Schmitt, Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 173-214 ; NICCOLAI, Michela, La dramaturgie de Gustave Charpentier, Turnhout : Brepols, 2011, p. 113-145 et p. 313-340.
  12. Le Petit bleu de Paris, 15 janvier 1901, p. 1.
  13. Le Figaro, 23 octobre 1900, p. Four-5.
  14. REBÉRIOUX, Madeleine, « Culture et militantisme », Le Mouvement social, Avril-Juin 1975, n° 91, p. 3-12.
  15. Lettre d’André Messager à Madame de Saint-Marceaux, 10 octobre 1902, cité par CHIMÈNES ,Myriam, op.cit., p. 127.
  16. PASLER, Jann, La République, la musique et le citoyen. 1871-1914, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2015.

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